Contributions écrites des étudiants — 24 janvier 2022

Santé mentale et malnutrition infantile : renforcer les synergies entre les acteurs

Depuis la crise de Covid-19, la place octroyée à la santé mentale est en plein essor dans les programmes de solidarité internationale, sauf dans le domaine de la nutrition, en particulier dans celui de la malnutrition infantile. La démarche n’est pas encore systématiquement intégrée alors que chacun s’attache à dire qu’elle est indispensable au traitement de la malnutrition. Il s’agit là d’un regrettable paradoxe pour Ariane Bailleux, diplômée de la formation Manager de programmes internationaux – Humanitaire et développement, interrogée par  Jacques Serba, directeur adjoint de l’IPAG de Brest, chercheur associé à l’IRIS et enseignant à IRIS Sup’. Ariane Bailleux a consacré son  mémoire de recherche à la dimension psychosociale des protocoles de lutte contre la malnutrition infantile.

 

Jacques Serba : Vous avez choisi de centrer votre sujet de mémoire de fin d’année sur la dimension psychosociale des protocoles de lutte contre la malnutrition infantile. Pour quelles raisons ?

Ariane Bailleux : Suite à une mission en Palestine, j’ai orienté mes premières recherches sur la protection de l’enfant en zone de conflit et de crise. À mon arrivée en stage à Action Contre la Faim, je me suis davantage intéressée à un drame qui touche des millions d’enfants à travers le monde : la sous-nutrition.

Après une analyse portant sur les causes de la faim et les conséquences sur le développement de l’enfant, j’ai constaté que la prise en compte de l’environnement global et familial était considérée par certains acteurs comme indissociable du traitement nutritionnel.

L’analyse de programmes nutritionnels d’ONG, dans différents contextes, m’a donc amenée à questionner la place octroyée aux soins psychosociaux et aux soins en santé mentale dans le traitement de la malnutrition infantile. Si l’objectif de mon mémoire de recherche était d’établir un premier état des lieux des acteurs agissant dans le domaine de la sous-nutrition, cela a également été l’occasion de mesurer l’écart entre les concepts et leur intégration dans les pratiques sur le terrain.

 

Vous avez rencontré de nombreux professionnels et pu esquisser un premier état des pratiques. Quels enseignements en tirez-vous ?

Ces interviews m’ont permis d’enrichir, de compléter ma recherche documentaire et ainsi de mieux identifier mes axes de réflexion. J’ai rencontré treize professionnels spécialistes en santé mentale et/ou en nutrition dans six structures différentes intervenant dans des contextes de crise et agissant contre la malnutrition. Si chaque acteur interrogé reconnaît la nécessité d’intégrer la dimension psychosociale dans les programmes nutritionnels, il est patent d’observer une mise en œuvre disparate en fonction des contextes et des structures, mais aussi au sein d’une même structure, entre les orientations stratégiques déclinées au siège et les réalisations sur le terrain des opérations. J’ai constaté, en outre, une confusion dans l’usage du terme « psychosocial ». Pour beaucoup, ce terme recouvre autant des activités « récréatives » ou « occupationnelles » que les activités à visée thérapeutique.

Certes, depuis les années 2000, les programmes nutritionnels intègrent de plus en plus des volets de sensibilisation en direction des familles sur les causes et conséquences de la malnutrition, des formations pour détecter les premiers symptômes, apprendre les bonnes pratiques alimentaires et mieux comprendre la relation parents-enfants, etc. La mise en œuvre de ces activités est nécessaire pour lutter sur le long terme contre la malnutrition, mais elles ne peuvent pas, à elles seules, caractériser la dimension psychosociale au sein des pratiques de soins infantiles.

En effet, créer un espace d’échanges et de jeux dédié aux enfants et à leurs familles ne suffit pas à améliorer la relation parents-enfants. Pour que ces activités aient de réels impacts en matière de santé et fassent partie intégrante du traitement contre la malnutrition, il est nécessaire que les familles soient accompagnées par un professionnel spécialisé. Ce dernier constitue un soutien à l’animation des jeux, au choix du jouet en fonction de l’âge réel et l’âge de développement de l’enfant et à l’apprentissage des parents pour que ces derniers intègrent à domicile ces jeux dans le quotidien de l’enfant. Nous pouvons prendre l’exemple de l’ONG Humanité et Inclusion qui a intégré dans le traitement nutritionnel une « thérapie de stimulation » animée par des kinésithérapeutes favorisant le développement physique et psychique du malade, augmentant ainsi ses chances de survie.

Globalement, les soins en santé mentale sont dispensés dans la majorité des programmes d’ONG agissant dans des contextes de crise et/ou d’urgence humanitaire : soutien aux familles et aux malades, accompagnement des personnes victimes de violences basées sur le genre, soutien des familles de personnes portées disparues… En revanche, le suivi de la santé mentale des personnes ayant à charge des enfants malnutris (personnel médical et famille) n’est pas systématiquement intégré dans le traitement de la sous-nutrition. Or, la relation parents-enfants constitue un facteur essentiel dans la guérison de l’enfant, ainsi que la relation soignant-enfant et soignant-parent.

L’intégration des soins en santé mentale et du soutien psychosocial demande un investissement en matière de ressources humaines et de formations en direction de l’ensemble du personnel médical des centres de santé. Or, des freins ont été identifiés par les professionnels interrogés : manque de financement et de sensibilisation des bailleurs de fonds ; soins perçus comme « faciles à mettre en œuvre » ou « non prioritaires » ; « manque ou absence de professionnels spécialisés locaux ».

 

À l’issue de vos recherches et entretiens, avez-vous pu identifier des possibilités d’améliorer les interventions sur le terrain ?

Renforcer la viabilité et l’efficacité des programmes nutritionnels nécessite un accompagnement des équipes terrain et le renforcement de leur formation. Intégrer une équipe spécialisée dans les soins en santé mentale et en soutien psychosocial permettrait de favoriser le passage d’une approche dite psychosociale vers une intervention psychosociale à visée thérapeutique. Une première solution serait de promouvoir un travail transversal entre structures spécialisées dans le but de créer des synergies, de partager des ressources et compétences à l’instar du programme mené conjointement en Éthiopie par Action Contre la Faim, The International Rescue Committee pour la nutrition et Humanité et Inclusion. Cette rencontre d’acteurs, tous spécialistes de leur domaine, a permis de mettre en œuvre un programme multisectoriel agissant sur les soins nutritionnels et médicaux, l’accès à l’eau et à l’assainissement, la santé mentale des personnes déplacées et l’intégration d’activités kinésithérapeutes au sein des pratiques de soins infantiles.

Ce type de partenariat permettrait à des structures non spécialisées dans la nutrition, mais agissant dans des contextes de crise dans lesquels la malnutrition est fortement présente, d’être soutenues dans la programmation et la mise en œuvre de ces soins renforcés, sans défavoriser les autres priorités d’action.

Il s’avère, en effet, que les soins en santé mentale et les soins psychosociaux sont intégrés trop fréquemment comme compléments aux protocoles nutritionnels contrairement aux actions en eau, hygiène et assainissement, systématiquement intégrées aux programmes nutritionnels. Pourtant, ils portent aussi une dimension essentielle pour atteindre la viabilité et l’efficacité sur le long terme du traitement contre la malnutrition. Soigner un enfant malnutri sans prendre en compte son environnement familial et sa santé mentale augmente considérablement les cas de rechute et in fine de décès. Je le redis, la sensibilisation des bailleurs de fonds, mais aussi des acteurs agissant dans les programmes combinant soins médicamenteux et soins psychosociaux, est essentielle.

 

À partir de ce constat, auriez-vous des propositions concrètes à faire pour que la santé mentale et le soutien psychosocial soient mieux pris en compte dans les protocoles nutritionnels ?

La coordination et la communication sont à la base de tout projet intelligemment mené. Dans le but de valoriser l’intégration des soins en santé mentale et du soutien psychosocial au sein des programmes nutritionnels, il est primordial que les différents acteurs se rencontrent au sein d’un espace dédié à ces problématiques.

Il existe, bien sûr, des conférences ayant pour but de faciliter le partage d’innovations dans le secteur de la nutrition, telle que la conférence Recherche For Nutrition (R4NUT). Il existe également des clusters, comme le groupe central de l’Alimentation du Nourrisson et du Jeune Enfant en situation d’Urgence (ANJE-U) et The Mental Health and Psychosocial Support Network.

J’ai cependant observé un déséquilibre dans la promotion de certains programmes et en particulier des innovations dans le secteur de la santé mentale et du soutien psychosocial des programmes nutritionnels. Compte tenu de cet état de fait, il me paraît essentiel de créer un espace dédié à ces avancées. J’envisage d’ailleurs d’étudier le renforcement des synergies, dans le cadre d’une thèse CIFRE, entre recherche théorique et visée opérationnelle. J’imagine déjà un espace permettant la pérennité des échanges (colloques, …) entre professionnels : nutritionnistes, psychologues, psychiatres, ergothérapeutes, kinésithérapeutes, mais aussi universitaires, bailleurs de fonds ou porteurs d’innovation issus du monde de l’entreprise.

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